L’impact des infrastructures souterraines sur le développement urbain

Nos villes s’étendent, se densifient, et cherchent désespérément de l’espace. Alors que la surface sature, un potentiel immense et souvent sous-estimé sommeille sous nos pieds. L’infrastructure souterraine, bien plus qu’un simple enchevêtrement de tuyaux et de câbles, est en train de devenir un levier stratégique majeur pour le développement urbain. Je vous invite à explorer avec moi comment l’exploitation raisonnée de cet espace invisible peut non seulement répondre aux défis actuels mais aussi redéfinir l’avenir de nos métropoles, les rendant plus résilientes, durables et agréables à vivre en 2025 et au-delà.

L’essor indispensable de l’urbanisme souterrain

L’urbanisation galopante et la nécessité de préserver les espaces verts en surface nous poussent à repenser l’aménagement urbain. Comme le soulignait déjà Eugène Hénard au début du XXe siècle, et comme le rappelle l’ACUUS (Association pour la Coordination de l’Urbanisme Souterrain), déplacer les réseaux et les transports sous terre libère un espace précieux en surface. Cette vision, longtemps restée marginale, devient aujourd’hui une nécessité criante face à la pression foncière et à l’étalement urbain. Le marché mondial de la construction souterraine, estimé à 86 milliards d’euros en 2016 avec une croissance annuelle de 7% selon l’AITES (Association Internationale des Tunnels et de l’Espace Souterrain) rapportée par Les Echos, témoigne de cette tendance lourde. L’utilisation de l’espace souterrain permet de créer des villes plus compactes, un modèle favorisant la réduction de la dépendance à l’automobile et la promotion de modes de vie plus durables. En plaçant métros, parkings, réseaux d’énergie ou de données, systèmes d’assainissement, et même certaines activités commerciales, logistiques ou de stockage – une diversité bien illustrée dans l’ouvrage Underground Infrastructure of Urban Areas 4 – nous pouvons dédier le sol à des parcs, des logements, des places publiques, améliorant ainsi directement la qualité de vie des citadins. Cette approche verticale de la ville est une réponse stratégique aux maux qui affectent de nombreuses métropoles mondiales.

Naviguer dans la complexité du sous-sol urbain

Malgré son potentiel évident, l’exploitation du sous-sol n’est pas une mince affaire. Les défis sont multiples, allant de la complexité héritée du passé aux impacts environnementaux, sans oublier l’indispensable acceptation par les citoyens.

L’héritage historique et le défi des données

L’histoire nous montre que les réseaux se sont souvent développés de manière opportuniste, le premier arrivé s’octroyant la meilleure place. Cela a créé un enchevêtrement complexe, un véritable « tuyautien » – terme imagé désignant cet amas désordonné de réseaux – comme le décrit l’AFTES (Association Française des Tunnels et de l’Espace Souterrain). Cette stratification historique rend difficile toute nouvelle intervention et augmente les risques d’incidents lors de travaux. La méconnaissance précise de l’emplacement et de l’état des infrastructures existantes est un frein majeur. Les difficultés rencontrées à Riga, par exemple, avec leur base de données topographique détaillée mais enfermée dans un logiciel propriétaire peu interopérable, illustrent ce problème de partage et d’exploitation des données, comme le souligne une étude du FinEst Centre. Une cartographie précise, partagée et accessible, à l’image du projet britannique NUAR (National Underground Asset Register – le Registre National des Actifs Souterrains), devient une nécessité absolue pour une gestion efficace et sécurisée.

Cohabitation souterraine et impacts environnementaux

La construction souterraine interagit inévitablement avec l’environnement naturel, notamment les ressources en eau et le potentiel géothermique. Comme le démontrent les travaux du Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement), les ouvrages souterrains peuvent modifier les écoulements des nappes phréatiques (agissant comme drains ou barrières), altérer la qualité de l’eau par introduction ou migration de polluants, et même créer des îlots de chaleur souterrains ou perturber le potentiel géothermique local. Or, cette géothermie est une ressource stratégique pour la transition énergétique, et plus de 40% de l’eau distribuée en Europe provient d’aquifères urbains, rendant leur protection cruciale. La gestion de ces impacts est d’autant plus complexe que le sous-sol est un espace de compétition intense. À Bruxelles, par exemple, sous une surface très verte, cohabitent réseaux multiples (eau, gaz, électricité, télécom, chauffage urbain), infrastructures abandonnées, fondations, éléments géotechniques, sondes géothermiques, tunnels, nappes phréatiques, vestiges archéologiques et même les racines des arbres. L’interaction avec les nappes phréatiques peut aussi poser des risques directs aux infrastructures elles-mêmes, comme le montre l’étude de cas de Milan, qui a utilisé l’analyse de données de niveaux d’eau pour évaluer les risques d’inondation des parkings souterrains.

L’acceptation sociale un facteur clé souvent sous-estimé

Au-delà des défis techniques et environnementaux, la réussite des projets souterrains dépend fortement de leur acceptation par le public. Comme le souligne une recherche de l’UQ–IITD, le manque d’adhésion sociale et communautaire peut compromettre des solutions d’ingénierie même bien conçues. La perception souvent négative des espaces souterrains, associée à l’imaginaire de l’obscurité et de l’enfermement, doit être activement combattue. Il ne suffit pas de construire fonctionnel, il faut concevoir accueillant. Des stratégies d’aménagement soignées sont indispensables, comme le suggèrent les rapports de VILLE10D. Cela passe par un éclairage de qualité, intégrant si possible la lumière naturelle via des puits de lumière ou des systèmes innovants simulant le cycle jour/nuit pour le confort visuel et le bien-être psychologique. La végétalisation, avec des murs hydroponiques ou des essences adaptées aux faibles luminosités comme certaines fougères ou mousses, peut transformer l’ambiance. L’utilisation de matériaux chaleureux comme le bois en parement, la pierre naturelle texturée, ou des couleurs claires, contribue également à créer des environnements moins anxiogènes. Des exemples réussis dans certaines stations de métro modernes à travers le monde montrent qu’il est possible de rendre ces lieux attrayants. Il est essentiel de comprendre et d’intégrer les besoins et les perceptions des citoyens dès les premières phases de conception.

Les outils numériques au service des profondeurs

Heureusement, la révolution numérique offre des outils puissants pour relever ces défis. L’ingénierie numérique et l’analyse de données transforment la manière dont nous concevons, construisons et gérons les infrastructures souterraines, ouvrant la voie à une meilleure compréhension et une gestion optimisée de cet espace complexe.

BIM et Jumeaux Numériques pour une vision intégrée

La Modélisation des Informations du Bâtiment (BIM), qui permet de créer des maquettes numériques 3D détaillées intégrant données géométriques et techniques, est devenue un standard. Mais l’étape suivante, encore plus prometteuse, est celle des Jumeaux Numériques (Digital Twins). Ce sont des répliques virtuelles dynamiques, connectées en temps réel aux infrastructures physiques grâce à des réseaux de capteurs. Comme exploré par des chercheurs de Cambridge, ces jumeaux numériques offrent une plateforme unique pour visualiser le comportement des ouvrages, simuler des scénarios (maintenance prédictive, réponse à incident, impact de travaux adjacents), optimiser l’exploitation et surtout, renforcer l’approche observationnelle en géotechnique. En intégrant les données de suivi en continu, ils permettent d’ajuster la conception ou les méthodes constructives en cours de chantier, améliorant la sécurité et l’efficacité. Ces outils facilitent la coordination entre les multiples acteurs impliqués dans la vie d’une infrastructure souterraine.

Big Data et modélisation paramétrique pour l’optimisation

L’analyse de données massives (Big Data) ouvre également de nouvelles perspectives. Elle permet d’optimiser des processus spécifiques, comme le traitement des fondations en analysant les données géotechniques et les retours d’expérience, ce qui est essentiel pour la stabilité et la durabilité des ouvrages souterrains, contribuant ainsi à l’émergence de villes intelligentes plus efficaces, comme le mentionne une publication de Tech Science Press. Parallèlement, la modélisation paramétrique, une approche de conception assistée par ordinateur où les formes sont définies par des paramètres et des relations, permet de générer et d’évaluer rapidement de multiples options de conception. C’est une méthode efficace pour atteindre une conception optimale dans des délais réduits, notamment pour les systèmes de support de tunnels, et pour intégrer l’évaluation du cycle de vie durable dès les phases préliminaires, améliorant ainsi la résilience globale des infrastructures souterraines.

Vers un avenir souterrain durable et multifonctionnel

L’approche du développement souterrain doit impérativement s’inscrire dans une logique de durabilité et d’innovation, en considérant l’ensemble du cycle de vie, en valorisant les ressources disponibles et en imaginant de nouveaux usages.

Durabilité intégrée évaluation environnementale et ACV

La durabilité implique une évaluation rigoureuse des impacts environnementaux et socio-économiques. L’Analyse du Cycle de Vie (ACV) devient un outil incontournable pour mesurer l’empreinte écologique globale des projets souterrains, de l’extraction des matériaux à la fin de vie de l’ouvrage, en passant par la construction, l’exploitation et la maintenance. Cela inclut la gestion optimisée des déblais (un enjeu majeur des grands chantiers, avec des opportunités de réutilisation et de valorisation), la consommation énergétique (souvent réduite en exploitation grâce à l’inertie thermique du sous-sol, mais potentiellement élevée en construction), les émissions de gaz à effet de serre, et l’impact sur la biodiversité ou les ressources en eau. Pour une approche encore plus complète, l’intégration de l’Évaluation du Cycle de Vie Durable (Life Cycle Sustainability Assessment – LCSA), qui prend en compte les trois piliers environnemental, social et économique, dès la planification est essentielle pour concevoir des infrastructures véritablement résilientes et durables.

Gestion intégrée et valorisation des ressources souterraines

La valorisation des ressources du sous-sol est primordiale. L’eau souterraine, souvent affectée par les aménagements, doit être gérée de manière intégrée. Des approches basées sur l’analyse de données, comme celle développée à Milan pour comprendre l’interaction complexe entre les niveaux d’eau et les infrastructures, permettent d’anticiper et de prévenir les risques. Le potentiel géothermique des nappes urbaines et des structures souterraines elles-mêmes (tunnels, fondations agissant comme échangeurs thermiques) représente une opportunité majeure pour la production d’énergie renouvelable locale (chauffage, refroidissement). Cette valorisation, soulignée par le Cerema, nécessite cependant une planification attentive pour éviter les interférences thermiques négatives entre installations et assurer la pérennité de la ressource. De nouveaux modèles économiques, basés sur la mutualisation des usages (par exemple, via des galeries techniques partagées, ou ‘utilidors’, regroupant plusieurs réseaux pour réduire coûts et nuisances) et la valorisation des externalités positives (récupération de chaleur fatale des métros ou data centers, contribution à la réduction de la pollution de surface), sont nécessaires pour assurer la viabilité financière et reconnaître la pleine contribution économique, sociale et environnementale du souterrain.

Diversification des usages au-delà des réseaux

L’avenir de l’infrastructure souterraine dépasse largement sa fonction traditionnelle de support aux réseaux. Nous assistons à l’émergence de projets innovants qui exploitent le sous-sol pour des usages beaucoup plus variés. Les tunnels multifonctionnels, intégrant transport, réseaux divers, voire logistique, comme le projet GIFT en Inde ou le tunnel SMART de Kuala Lumpur (qui combine fonction routière et gestion des crues), montrent la voie de l’optimisation. Mais le sous-sol s’ouvre aussi à des fonctions inattendues : l’agriculture urbaine y trouve refuge, avec des fermes comme « La Caverne » à Paris, cultivant des produits frais localement et à l’abri des aléas climatiques. Des espaces publics réinventent des lieux délaissés, tel le projet Lowline à New York visant un parc souterrain éclairé par la lumière naturelle collectée en surface. On trouve aussi piscines, centres de données, laboratoires, espaces culturels ou commerciaux, démontrant que le sous-sol peut devenir un véritable prolongement de la vie urbaine, offrant des environnements contrôlés et protégés.

Renforcer la résilience urbaine grâce au sous-sol

Enfin, les infrastructures souterraines jouent un rôle croissant dans la résilience urbaine face aux chocs climatiques ou autres aléas. Outre la protection contre les inondations, elles peuvent abriter des services essentiels (hôpitaux de campagne, centres de commandement) et offrir des cheminements sécurisés en cas de crise. Cependant, comme le souligne le rapport issu de l’atelier transatlantique US-UK (UKCRIC) sur la transformation des infrastructures souterraines urbaines, une évolution profonde est nécessaire. Il faut surmonter les défis persistants liés à la gouvernance fragmentée, au manque de standards adaptés, à la gestion et au partage des données (malgré des initiatives comme NUAR), ainsi qu’à la nécessité d’accélérer l’innovation technologique (nouveaux matériaux auto-réparants, robotique pour l’inspection et la maintenance, IA pour la gestion prédictive) afin d’exploiter pleinement ce potentiel de résilience.

Conclusion stratégique Le sous-sol clé de la ville de demain

En observant l’évolution de nos villes et les défis auxquels elles sont confrontées en 2025, il m’apparaît clairement que l’espace souterrain n’est plus une simple commodité technique, mais bien une dimension stratégique de l’urbanisme du XXIe siècle. L’ignorer serait se priver d’un levier essentiel pour façonner des métropoles plus humaines, plus efficaces et plus respectueuses de l’environnement. L’enjeu n’est pas seulement de creuser plus, mais de creuser mieux, en intégrant le sous-sol dans une vision globale et tridimensionnelle de la ville. Cela exige une planification rigoureuse, une coordination accrue entre les acteurs (publics et privés), l’adoption généralisée des nouvelles technologies numériques et, surtout, un changement de regard sur cet espace longtemps négligé. Il faut dépasser la perception négative et reconnaître la valeur intrinsèque du sous-sol, non comme une solution de dernier recours, mais comme une opportunité de réinventer la ville. Les recherches actuelles, qui explorent des domaines allant de l’évaluation de l’état des réseaux par IA à la localisation précise par géoradar (GPR), en passant par la réhabilitation sans tranchée et l’analyse structurelle avancée – comme le montrent les tendances de recherche identifiées par MDPI – témoignent de la vitalité de ce domaine. En investissant dans la connaissance, la planification et l’innovation souterraines, nous ne faisons pas que construire des tunnels ou poser des câbles ; nous jetons les fondations d’un avenir urbain plus résilient et désirable pour tous.

minimalia